Wen Fang -Une artiste bâtisseuse de ponts

—-Isabelle holden

Les oeuvres de Wen Fang captivent. Elles sont toujours empreintes d’une grande poésie, d’un profond désir d’aller débusquer la beauté cachée du quotidien pour lui donner une place de choix. Elles provoquent toujours chez le spectateur ces petits chocs caractéristiques de la création artistique sérieuse. Parfois violente, (l’adjectif la fait rire de bon coeur, puis réfléchir et puis trouver que oui, finalement, son travail peut exprimer beaucoup de violence), parfois teintée d’humour et toujours forte, sa pratique s’étend de la photographie aux installations où les textiles sont à l’honneur, en passant par les briques et les pupitres. Elle joue avec les matières – la dernière en date est la résine, pour une oeuvre commissionnée par Dior (un sac matelassé que vous pourrez voir sur son site) et n’hésite pas à se lancer dans toutes sortes d’expérimentations, de prendre des risques, convaincue que les « échecs » sont éducateurs et finissent systématiquement par être des tremplins vers de nouvelles réussites.

 Ses parents d’origine sichuanaise s’établissent à Pékin où elle grandit. Elle ne désire pas s’appesantir sur son enfance et se borne à répéter plusieurs fois que les choses étaient difficiles, la vie dure. Son diplôme d’université empoché, elle devient créatrice de sites Web pour des entreprises. Au bout de 6 ans, elle fait un bilan : comment utiliser au mieux ses économies et quelle direction donner à sa vie. Elle entrevoit deux possibilités: soit ouvrir une entreprise de design comme beaucoup de ses collègues l’ont déjà fait et continuer à travailler comme par le passé, soit aller faire des études à l’étranger. Elle choisit l’aventure et la deuxième possibilité. A ma question pourquoi la France ? Sa réponse, souvent donnée par d’autres artistes chinois,  “Pour les chinois, la France est toujours le premier choix”. Pour les passionnés d’art, c’est très certainement effectivement encore le cas. Elle commence à prendre des cours à l’Alliance Française. A noter ici, que tout notre entretien se déroule en français, à mon grand soulagement (très largement entaché d’une bonne dose de honte. Pour une diplômée des Langues O’…)

Elle passe d’abord un an a Lyon puis deux ans environ a Pairs ou elle suit des cours de photographie a L’Ecole Nationale Superieure Louis lumiere. Wen Fang a été extrêmement impressionnée par son séjour dans l’hexagone et principalement par le respect et l’appréciation des français pour les artistes et l’art. Elle découvre aussi une manière de vivre plus douce, des relations entre les gens moins âpres et à son retour à Pékin se dit un peu choquée de se retrouver dans un maelström où les relations humaines (entre inconnus) sont tellement distendues.

Bouddhiste, éprise de justice sociale, même si elle n’aime pas trop la qualification d’artiste engagée, sa deuxième grande exposition à Pékin met en scène les ouvriers du bâtiment. Elle utilise des briques sur lesquelles sont imprimés les visages des ouvriers qu’elle a rencontrés. L’exposition est extrêmement bien reçue, mais ce succès lui paraît un peu amer et passablement dérangeant. En effet, si elle et la galerie profitent des ventes, les ouvriers eux, pourtant sujets de ce travail, n’en retirent aucun bénéfice et c’est ce qui la confirme son désir de s’impliquer dans des activités caritatives et de trouver des façons d’aider les laissés pour compte. Elle commence à songer à mettre sur pied un projet “Art contre Pauvreté” (艺术扶贫- Yishu fu pin).

Grâce à une jeune Française qui travaille à Paris Beijing, la galerie où elle a fait sa première exposition de photos, elle découvre l’association Les Enfants de Madaifu. Elle se rend sur place et est bouleversée par le sort de ces orphelins. En 2009, elle organise l’exposition “To Keep on Living” (为了还活着的) pour leur venir en aide. Trente photos d’enfants sont chacune imprimées sur trente petits pupitres modestes, un peu de guingois. Message touchant et fort qui est couronné de succès. Grâce à ce travail de deux mois seulement, la somme d’argent réunie par les ventes de ces petites tables donne les moyens de vivre à 30 orphelins pendant 3 ou 4 ans. Wen Fang est à la fois heureuse du résultat mais choquée de constater la disparité de temps : deux mois contre quatre ans, triste illustration de la précarité dans laquelle vivent ces enfants.

Toujours en 2009, Wen Fang offre une de ses oeuvres à la vente aux enchères organisée par la CCFIC au profit de Femmes du Ningxia. Hélène Gronier, Fondatrice de cette ONG créée en 2007 désire apporter une aide aux femmes de cette région du Nord Ouest de la Chine, attenante à la Mongolie intérieure, et l’une des plus pauvres du pays. Les conditions de vie sont dures: entre l’aridité quasi permanente et les montagnes, les grands plateaux et canyons de loess qui, s’ils sont d’une beauté époustouflante, rendent toute activité difficile, les opportunités de développement sont faibles. L’association doit donc utiliser les compétences déjà acquises par ces femmes, principalement la broderie traditionnelle. Ces brodeuses sont regroupées dans une coopérative, Les Cent Fleurs de Magaozhuang dont le but à court terme est une rentrée d’argent grâce à la vente d’objets brodés A long terme, le but souhaité est la formation de ces artisanes, aussi bien à des techniques de broderies plus avancées qu’aux moyens modernes de gestion afin de leur donner une autonomie entière pour le management de la coopérative.

Malheureusement, les premières ventes de ces broderies, réalisées principalement sur des semelles, démontrent que ces produits très traditionnels ont un marché excessivement limité surtout en dehors de Chine et, malgré les bonnes volontés, les résultats financiers sont maigres. Wen Fang, captivée par les récits d’Hélène et par ce projet, se rend au Ningxia où elle est bouleversée par la dureté de vie mais aussi par les trésors d’artisanat qu’elle y découvre. Elle décide de s’impliquer et d‘aider, elle aussi, ces femmes.

Elle s’inspire de cet artisanat très riche pour la création de nouvelles oeuvres. Les pièces sont ensuite réalisées en collaboration étroite entre les artisanes et Wen Fang qui reste sur place pendant plusieurs mois d’affilée. Elle leur paie un salaire, leurs frais de nourriture et de transport. Elle souhaite travailler avec elles dans un esprit d’échange total et c’est d’ailleurs pour cette raison que la formulation « Art contre Pauvreté » ne lui plaît plus trop et qu’elle est souhaite en trouver une plus conforme à la conception qu’elle a des relations qui devraient exister entre artistes et artisans. Wen Fang estime qu’elle a beaucoup appris auprès de ces femmes et qu’un échange réel a été instauré, mais que cette notion n’est absolument pas reflétée par l’appellation « Art contre Pauvreté ».

Sa première collaboration avec la coopérative aboutit à une exposition, “Textile Dreams”, composée de 23 pièces qui illustrent le « pont » que Wen Fang veut instaurer entre elles et les brodeuses et plus généralement entre tous les êtres humains. Pont entre cultures, sensibilités et niveaux sociaux économiques drastiquement différents. Textile Dreams ouvre ses portes à la galerie Yishu 8 en Mai 2010 et se révèle un très grand succès : 940.000 RMB sont réunis et la moitié de la somme est envoyée au Ningxia.  Wen Fang s’excuse. “Bien, oui, je ne pouvais pas tout envoyer comme pour Madaifu – il faut bien aussi que je vive.” Commentaire touchant et preuve supplémentaire, bien que peu nécéssaire, de la générosité de l’artiste.

L’importance de cette première tentative est multiple. Levée de fonds bien sûr, mais également confirmation pour Wen Fang que son projet « Art contre Pauvreté » peut marcher, et confiance accrue entre tous les participants : les artisans, les responsables de l’ONG et l’artiste. Une deuxième édition est donc prévue. Elle ouvre ses portes à la galerie Li Space à Caochangdi en Juin 2011. Grâce à Dior, qui parraine en partie l’événement, les femmes artisans qui ont contribué à la réalisation des oeuvres sont invitées à venir passer cinq jours à Pékin. Pour la première fois, ces femmes contemplent leur travail dans le contexte d’une galerie d’art et comprennent la vision de Wen Fang. Plongées dans l’univers de l’art contemporain, domaine qui ne pourrait leur être plus étranger, leurs sensibilités leur permettent néanmoins de voir la beauté de ce qu’elles ont réalisé en collaboration avec l’artiste. Un des  « pont » que Wen Fang espère tellement construire vient d’être achevé. Il crée un lien puissant entre des personnes que rien n’était sensé rapprocher – des paysannes largement incultes mais fortes de leurs talents et de leurs coutumes ancestrales – et une jeune artiste citadine branchée, cosmopolite, bouillonnante d’énergie créative.

Malheureusement, ce type de coopération pose tout de même un problème déotonlogique : comment échapper à la contradiction possible entre création pure et création pour la vente ? Concilier les deux s’avère difficile et impose souvent d’importantes limitations au créateur. Comment donner forme à une vision « pure », émanation du désir créatif de l’artiste tout en réalisant une pièce qui doit rester accessible au plus grand nombre afin de maximiser les chances de vendre ? Autre difficulté : le processus créatif de Wen Fang commence par le concept. Réfléchir à la matière qui sera la plus adaptée à la réalisation ne vient que par la suite. Là encore, comment concilier cela avec les capacités et connaissances techniques des artisans ?

Wen Fang veut tout de même continuer, mais peut être ailleurs qu’au Ningxia. Souhaitant toujours découvrir de nouveaux points de vue, de nouvelles techniques, de nouvelles matières, elle songe à explorer d’autres coins de Chine pour y trouver des trésors cachés. La vie est une école et pour elle, ces voyages lui permettent de se ressourcer, de continuer à apprendre et peut-être à trouver les réponses à toutes sortes de questions, sociales, culturelles ou politiques. Elle est au moins certaine d’une chose : la nature ne protège rien et tout est voué à la destruction ou au moins au changement perpétuel et l‘avenir de l’artisanat lui paraît bien précaire. Elle estime donc qu’il est de son devoir de protéger les artisans, de faire connaître leur travail et de tenter de trouver les chemins qui ouvriraient la voie vers l’évolution. Elle espère qu’en unissant le travail des artistes contemporains à ceux des artisans de haute volée, cette transformation pourra être amorcée et servira de tremplin vers de nouvelles « traditions »

En ce début d’année, ses projets sont un peu en stand-by car elle attend son premier enfant. Date prévue de naissance : le 6 février. Par la force des choses, les voyages seront mis au rencard pendant quelque temps. Elle prépare tout de même une nouvelle exposition – celle qui inaugurera le nouveau Musée du Design, Gehua Bowuguan, qui doit ouvrir ses portes à Pékin au mois d’Avril. A ma question de savoir si elle a abandonné la photo, elle répond que non, mais que pour le moment elle veut continuer à travailler en trois dimensions, photo comprise. Pour le spectateur, aucune objection : photos, textiles, installations, briques… tout ce qui passe par ses mains devient précieux.

Si vous ne connaissez pas encore son travail, je vous invite très vivement à le découvrir:

http://www.wenfangart.cn/en/